Hana peut entendre les voix dans la chambre du patient anglais, debout dans le couloir, elle essaie de saisir ce qu’ils disent.

Qu’en dis-tu ?

Merveilleux !

À mon tour, maintenant

Oh ! Admirable ! Admirable !

C’est la plus belle des inventions.

Une trouvaille remarquable, mon jeune ami.

En entrant, elle voit Kip et le patient anglais en train de se passer et repasser une boîte de lait condensé. L’Anglais tète la boîte puis l’écarte de son visage pour en mâchonner le fluide épais. Il adresse un sourire radieux à Kip qui paraît irrité de ne pas avoir la boîte dans les mains. Le sapeur lance un coup d’œil à Hana, il se glisse près du lit, fait claquer ses doigts une ou deux fois et parvient finalement à éloigner la boîte du visage sombre.

« Nous avons découvert un plaisir commun, ce garçon et moi. Pour moi, lors de mes voyages en Egypte. Pour lui, aux Indes.

— Avez-vous déjà mangé des sandwiches au lait condensé ? » demande le sapeur.

Le regard de Hana passe de l’un à l’autre.

Kip examine l’intérieur de la boîte.

« Je vais t’en chercher une autre », dit-il, et il sort de la pièce.

Hana regarde l’homme dans le lit.

« Kip et moi, nous sommes tous deux des bâtards internationaux : nés à un endroit, nous avons choisi de vivre ailleurs. Nous battant toute notre vie pour revenir dans nos patries ou nous en éloigner. Même si Kip ne l’admet pas encore. C’est pour cela que nous nous entendons si bien. »

À la cuisine, Kip perce deux trous dans la boîte neuve de lait condensé, à l’aide de sa baïonnette qu’il utilise de plus en plus à cette seule fin, il s’en rend compte, puis il se dépêche de remonter dans la chambre.

« Tu as dû être élevé ailleurs, dit le sapeur. Les Anglais ne tètent pas ça comme ça.

— J’ai passé plusieurs années dans le désert, c’est là que j’ai appris tout ce que je sais. Tout ce qui m’est arrivé d’important m’est arrivé dans le désert. »

Il relève la tête pour regarder Hana.

« On me nourrit de morphine. On me nourrit de lait concentré. Peut-être avons-nous découvert là un régime équilibré ! » Il se tourne vers le sapeur.

« Ça fait combien de temps que tu es sapeur ?

— Cinq ans. D’abord et surtout à Londres, puis en Italie. Avec les unités de déminage.

— Qui t’a appris le métier ?

— Un Anglais qui habitait Woolwich. On le disait excentrique.

— Ce sont les meilleurs maîtres. Ça devait être Lord Suffolk. As-tu rencontré Miss Morden ?

— Oui. »

À aucun moment ils ne font le moindre effort pour inclure Hana dans leur conversation. Elle veut en savoir plus au sujet de son maître, savoir comment il le décrirait.

« À quoi ressemblait-il, Kip ?

— Il travaillait dans la recherche scientifique. Il dirigeait une unité expérimentale. Miss Morden, sa secrétaire, et Mr. Fred Harts, son chauffeur, ne le quittaient pas. Miss Morden prenait des notes qu’il lui dictait tout en travaillant à une bombe, et Mr. Harts lui passait les instruments. C’était un homme extraordinaire. On les appelait la Sainte Trinité. Tous trois sautèrent sur une mine, à Erith, en 1941. »

Elle regarde le sapeur adossé au mur, un pied en l’air, la semelle de sa botte contre un buisson peint. Aucune expression de tristesse, rien à interpréter.

Dans ses bras, elle avait tenu des hommes à l’instant où se dénouait le dernier nœud de leur vie. À Anghiari, en soulevant des corps en vie, elle avait découvert qu’ils étaient déjà rongés par les vers. À Ortona, elle avait tenu des cigarettes dans la bouche du garçon sans bras. Rien ne l’avait arrêtée. Elle avait continué à faire ce qu’on attendait d’elle, tout en s’efforçant secrètement de restaurer son vrai moi. Dans leur uniforme jaune et pourpre, aux boutons en os, trop d’infirmières étaient devenues les servantes névrosées de la guerre.

Elle observe la façon dont Kip renverse la tête contre le mur, elle connaît cet air neutre sur son visage. Elle peut le lire.